• "En France, il est impossible de remettre en cause la toute-puissance du nucléaire"

     

    LE MONDE | 14.10.2014 à 17h46 • Mis à jour le 15.10.2014 à 13h03 | Propos recueillis par Pierre Le Hir

    Président de la commission du développement durable de l'Assemblée nationale depuis juin 2012, Jean-Paul Chanteguet, député PS de l'Indre, a activement suivi l'élaboration du projet de loi sur la transition énergétique pour la croissance verte, adopté mardi 14 octobre par les députés. Il explique pourquoi, à ses yeux, ce texte n'est pas à la hauteur des enjeux.

     

    Vous avez voté le projet de loi sur la transition énergétique, mais vous vous dites « extrêmement critique ». Pourquoi ? 

     Je suis solidaire, mais pas dupe. J'ai voté en faveur de ce texte par devoir de loyauté envers la majorité parlementaire, et parce que je reconnais l'intérêt des deux nouveaux objectifs ambitieux que sont la division par deux de la consommation finale d'énergie à l'horizon 2050 et la réduction à 50 % de la part d'électricité d'origine nucléaire en 2025.
    Mais j'ai aussi un devoir de vérité. Je ne me satisfais pas d'une loi qui ne peut suffire à faire de la
    France le pays de l'excellence environnementale et le leader de la lutte contre le réchauffement climatique, à un an du sommet mondial de Paris. Cette loi est hélas une occasion manquée.

     Que reprochez-vous à ce texte ? 

    D'abord, le choix, non assumé mais implicite, d'une stratégie de décarbonisation par un recours accru à l'électricité. Ce qui, comme l'ont montré les experts, ne permettra pas d'atteindre l'objectif de division par quatre de nos émissions de gaz à effet de serre.
    Le gouvernement n'a pas souhaité dire quelle était la vision stratégique portée par son projet de loi. C'est d'autant plus surprenant et inquiétant que dans le cadre du débat national sur la transition énergétique, quatre grandes familles de trajectoires possibles ont été identifiées et qu'il aurait donc été simple de construire une loi autour d'une vision claire, affirmée et responsable. En réalité, c'est un scénario caché, non avoué, qui nous est imposé : celui de la décarbonisation de la France par la seule électricité.

     Il s'agit donc, selon vous, d'une loi pro-électricité ? 

     Elle aurait pu être écrite par EDF : ce n'est pas un texte de transition, mais d'adaptation de notre modèle énergétique, organisé essentiellement autour de l'électricité, avec un système très centralisé de production et de distribution. Environ 40 % des articles sont consacrés à l'électricité, la capacité de production électronucléaire est maintenue à son niveau actuel de 63,2 gigawatts et le développement de la voiture électrique devient une priorité.
    Or, limiter nos émissions de carbone suppose une transition en termes d'efficacité énergétique, de sobriété et de promotion des énergies renouvelables, et non pas un recours toujours plus important à l'électricité, notamment d'origine nucléaire.

     La part du nucléaire doit pourtant baisser à 50 %. N'est-ce pas un vrai tournant ? 

     Rien n'est dit sur les fermetures de centrales, qu'il s'agisse de Fessenheim ou d'autres qui devront de toute façon être fermées, pour cause de simple usure ou d'insécurité avérée. Ne faisons pas comme si nos centrales étaient immortelles ou prolongeables jusqu'à ce que l'on soit en mesure de les remplacer par des EPR ! Pourtant, dans le texte, la production actuelle d'électricité nucléaire est quasiment sanctuarisée, puisque son niveau est fixé comme le plafond à ne pas dépasser. Il y a là une contradiction de fond. Si l'on veut à la fois diminuer la consommation totale d'énergie et au sein de celle-ci la part de l'électricité nucléaire, alors il faut prévoir non pas l'interdiction d'une augmentation, mais l'obligation d'une diminution dans le temps de ce plafond.
    Ce texte ne marque pas le premier acte d'une autre gouvernance en matière d'énergie nucléaire.
    François Hollande avait pourtant souhaité, lors de la conférence environnementale de septembre 2013, que désormais l'Etat puisse être le garant de la mise en œuvre de la stratégie énergétique de notre pays. Au final, demain, c'est EDF qui décidera de ses plans stratégiques et c'est l'administration qui les mettra en œuvre. Cette impossibilité, en France, de remettre en cause la toute-puissance du nucléaire et de ses acteurs conditionne tout le reste, en empêchant le retour de l'Etat stratège qui, seul, pourrait entraîner la nation dans le formidable projet de transition à travers un « récit » mobilisateur qui laisse voir un avenir différent.

    C'est donc, à vos yeux, une démission, ou un renoncement du politique ? 

     Nous voyons s'évanouir notre espoir du retour du politique dans la gouvernance de l'énergie. Tant la stratégie bas-carbone que la programmation pluriannuelle de l'énergie seront arrêtées par décret, sans qu'à aucun moment le Parlement ne soit appelé à en débattre et à voter pour les valider. Demain comme aujourd'hui, la maîtrise de la politique énergétique sera captée par les grandes entreprises du secteur et par leurs relais dans la haute administration.

    Vous mettez directement en cause EDF et son influence… 

    EDF devrait être le fer de lance de la transition énergétique. Il faudrait pour cela refonder cette entreprise autour d'un service public de l'électricité et, pour ce faire, la sortir de la Bourse afin que sa gestion soit déconnectée des exigences de court terme des marchés financiers. Alors, EDF se recentrerait sur les seuls intérêts de la collectivité et sa nouvelle organisation, moins centralisée et moins focalisée sur le nucléaire, permettrait de faire jouer aux territoires un vrai rôle dans la mise en œuvre de la transition énergétique.

    Malgré tout, la loi encourage les initiatives des régions, donc des élus et des acteurs locaux… 

    Seule une véritable décentralisation énergétique peut porter la transition. C'est à l'échelle territoriale que la rénovation du bâti et la promotion de la mobilité durable, le déploiement des productions énergétiques locales, des compteurs et des réseaux intelligents, les nouvelles pratiques d'autoconsommation de l'énergie produite par les citoyens ou de stockage, permettront d'optimiser la couverture des besoins énergétiques maîtrisés en donnant la priorité aux solutions renouvelables. Il s'agit de repenser le modèle énergétique pour passer à un système en réseau, très décentralisé et très interconnecté. Ces évolutions, malheureusement, ne sont pas inscrites dans ce texte, qui ne donne aux collectivités ni l'autorité ni les moyens nécessaires.

    S'agissant des moyens, justement, les 10 milliards d'euros sur trois ans promis par la ministre de l'écologie, Ségolène Royal, sont-ils suffisants ? 

    C'est la carence la plus invraisemblable de ce projet. Il ne peut exister de véritable transition énergétique sans financement. Or, aucun des moyens proposés n'est nouveau : ni le crédit d'impôt pour la rénovation thermique des bâtiments, ni l'éco-prêt à taux zéro, ni la prime à la conversion des véhicules polluants, ni les prêts bonifiés de la Caisse des dépôts pour les collectivités locales. Seul le fonds de la transition énergétique, de 1,5 milliard d'euros, serait nouveau, mais il n'est pas encore financé. Et s'il l'était au prix de la cession d'actifs de l'Etat dans une entreprise comme EDF, ce serait une fuite en avant irresponsable et une véritable provocation. De plus, les moyens alloués à la lutte contre la précarité énergétique et à la rénovation des « passoires thermiques » sont clairement insuffisants.
    Pour l'an prochain, les
    crédits inscrits dans le projet de loi de finances n'atteignent, au total, qu'un peu plus de 1,5 milliard d'euros. Même renforcés, ces moyens ne permettront pas de faire face au coût de la transition énergétique, compris entre 20 et 30 milliards d'euros par an. Les sommes en jeu sont considérables, mais si l'on n'envisage pas de changement d'échelle, on se condamne à une absence de transition. Il nous faut donc inventer de nouveaux financements durables et responsables.

    Lesquels, dans un contexte de restrictions budgétaires ? 

    Il n'est pas question d'augmenter les déficits, mais d'organiser différemment les prélèvements de l'Etat, par une évolution de la fiscalité qui, demain, reposerait davantage sur l'exploitation des ressources naturelles et sur leur pollution. Rien de « punitif » dans ce changement de paradigme, sauf à considérer que l'impôt est une punition et non une contribution librement consentie à la vie en commun au sein d'un pays.
    Il faut d'abord redonner vie au grand absent de ce texte : le « signal prix » du carbone, indispensable pour induire un changement de comportement des entreprises et des ménages vers davantage de sobriété et d'efficacité. Notre pays a créé dans cet esprit, en 2014, la contribution
    climat-énergie [ex-taxe carbone] qui, dans la perspective d'une division par quatre de nos émissions de gaz à effet de serre, devrait atteindre en 2030 la valeur de 100 euros la tonne de CO2. Cette contribution climat-énergie, ainsi qu'un rattrapage de l'écart entre la fiscalité sur le diesel et la fiscalité sur l'essence, pourraient alimenter un fonds dédié à la transition énergétique.
    Pourquoi aussi ne pas imaginer une société de financement, bénéficiant de la garantie de l'Etat, sur le modèle du dispositif mis en place pour sauver le système bancaire lors de la crise de 2008 ? Ce que l'on a su faire pour les banques, on peut le faire pour la transition énergétique.


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